Regroupement de professionnels québécois qui traitent les patients souffrant de troubles de la personnalité.

Comment comprendre le trouble de personnalité limite?

Selon notre compréhension, les problèmes liés au sentiment d’identité, qui interagissent avec une tendance à d’intenses réactions émotionnelles et qui mènent aux difficultés qui y sont associées dans la vie interpersonnelle de la personne et aux autres symptômes du TPL, s’expliquent par une expérience « divisée » ou « clivée » de soi et des autres. Nous concevons cette expérience comme une « structure psychologique clivée » dans laquelle différentes façons contradictoires de penser à propos de soi et des autres se manifestent à différents moments ou de différentes façons, mais rarement ou jamais au même moment. Par exemple, un individu peut se présenter avec une morale rigide, très soucieux d’un comportement adéquat et respectueux mais, à d’autres moments, s’engager dans des pratiques douteuses au plan éthique et se comporter de façon provocante et inappropriée. Dans un autre exemple, une personne qui se présente de façon très calme et docile et qui décrit une histoire de mauvais traitements par les autres peut aussi parfois démontrer un comportement hostile et méprisant face à ceux-ci. Un troisième exemple pourrait être celui de quelqu’un qui se présente de façon auto-suffisante, arrogante, « je-sais-tout » et qui rejette tout ce que lui offre le thérapeute, alors que ce dernier sait par le référent du patient et l’historique que celui-ci a récemment souffert de sentiments dépressifs et suicidaires suivant une série d’échecs professionnels. Aucune de ces « représentations de soi » n’est spécifiquement identifiée comme critère du TPL dans le DSM. Elles peuvent néanmoins toutes êtres vues comme faisant partie d’une dyade, c’est-à-dire une représentation mentale interne spécifique de soi en relation avec un autre. L’ensemble particulier des dyades d’une personne TPL implique des représentations contradictoires de soi, chacune étant vécue comme une partie authentique au moment où elle est éprouvée. Cette alternance entre différentes expériences de soi à travers le temps peut mener à de la confusion, de l’anxiété, de la dépression, et à une impression de vide provenant de l’absence d’un sentiment stable de soi.

Comment émerge ce sentiment d’identité clivé et pourquoi? Nous comprenons la personnalité comme la manière habituelle qu’a une personne de se voir et de voir les autres ainsi que sa façon habituelle d’interagir avec le monde autour d’elle. Nous concevons ces « patrons » liés à l’expérience de soi et des autres comme une construction provenant des expériences passées, en particulier les interactions chargées émotivement et répétées entre le nourrisson (ou l’enfant) et les figures de soins significatives. Ces expériences précoces de « soi en relation aux autres » font partie du processus de développement normal et résultent en un ensemble d’attentes telles que : comment le soi sera considéré ou éprouvé par une autre personne, et vice-versa, dans les relations subséquentes. Dans le développement précoce du nourrisson, des expériences spécifiques mènent à des dyades associées à des émotions spécifiques : le plaisir/satisfaction et la souffrance/frustration. Dans les premiers moments de la vie, ces dyades ne consistent pas en des représentations exactes ou précises de ce qui arrive dans les faits. Elles tendent plutôt à représenter des images et des affects extrêmes et polarisés qui sont affectés par le tempérament, calme ou intense, particulier de l’individu, ce qui relie cette façon de concevoir le TPL aux recherches actuelles en neurobiologie.

Dans le cas d’un développement psychologique sain, ces représentations précoces extrêmes et clivées deviennent graduellement intégrées en des images internes de soi et des autres plus complexes, subtiles et réalistes. On parvient à réaliser que nous, ainsi que les autres, possédons à la fois du bon et du mauvais et que nous pouvons être déçus de soi ou des autres tout en sachant apprécier les qualités de chacun. Nous apprenons que l’expérience d’émotions négatives ne détruit pas la capacité d’en éprouver des positives et que notre état affectif peut être complexe, avec une variété d’émotions aux valences multiples (plutôt que seulement toutes positives ou toutes négatives) en relation avec les autres. Dans le cas d’une identité saine, diverses représentations ou façons d’éprouver le soi peuvent coexister sans une sensation de tension, de dissonance ou de menace. Quelqu’un peut ainsi se voir dans n’importe quelle interaction comme une personne intelligente mais qui a encore des choses à apprendre; quelqu’un peut se voir comme étant fonceur et même légèrement agressif, mais également patient et indulgent; quelqu’un peut également se voir comme étant dépendant des autres mais aussi capable de fonctionner efficacement de façon autonome dans diverses sphères.

Une identité saine se définit en effet comme étant intégrée et cohérente, stable dans le temps, et basée sur une évaluation réaliste de soi dans laquelle les affects positifs prédominent sur les affects négatifs, ce qui résulte en un « moi » suffisamment fort pour composer avec les défis et les déceptions de la vie. Dans le cas des troubles de personnalité cependant, et particulièrement dans le TPL, il y a un échec de l’intégration de ces représentations de soi. Les dyades intériorisées associées à des affects nettement différents (positifs et négatifs) demeurent clivées et continuent d’exister de façon indépendante les unes des autres de sorte que le monde est très concrètement éprouvé de manière « tout ou rien », avec confusion et avec un manque d’impression de continuité. Conséquemment, en réponse aux déclencheurs (événements de la vie), un individu se perçoit, et perçoit les autres, en termes de représentations extrêmes et simplistes qui ne sont pas connectées de façon cohérente avec les représentations de soi ou de l’autre qui pourraient être déclenchées par un événement banal (exemple : une personne peut se sentir très heureuse et valorisée lorsqu’un ami lui sourit mais peut se sentir triste et sans valeur si cet ami est en retard pour une rencontre; les images correspondant à l’ami consisteraient en une personne aimante dans le premier cas et en une personne repoussante dans le second).

Maintenant, on peut élargir cette idée d’un sentiment de soi clivé, cette impression d’une dyade qui est clivée, à une partie du soi qui est éprouvée à un moment donné dans le temps et une autre partie qui est éprouvée à un autre moment dans le cadre des relations interpersonnelles. La personne TPL, à chaque moment dans le temps, ne vit qu’une seule représentation de soi, associée à une dyade; par exemple, le soi moralement rigide à un moment, ou le soi persécuté à un autre moment, ou encore le soi comblé à un troisième moment. Nous avons trouvé qu’à ces représentations partielles de soi correspondent, à ces moments précis, une représentation de l’autre vécue comme l’incarnation de l’autre partie de la dyade. Quand un individu TPL se perçoit de façon moralisatrice, il tend alors à éprouver les autres comme des personnes permissives ou paresseuses. De la même façon, une personne se percevant comme une victime innocente et docile tend à éprouver les autres de façon hostile, blessante et persécutrice. La personne TPL qui se perçoit comme étant gratifiée tend à éprouver l’autre comme étant la parfaite nourrice. Au fil du développement, la situation est compliquée par le fait que l’individu peut avoir peuplé sa vie de personnages qui, à certains moments, incarnent certaines de ces tendances. Il est alors très important, au cours de la thérapie, de déterminer à quel point la description que fait le patient des autres est colorée par les représentations dans son esprit en comparaison au point où il pourrait décrire les autres avec justesse. Ceci représente une des raisons pour lesquelles nous trouvons vraiment utile, dans la thérapie, de focaliser sur le transfert (la perception qu’a le patient de la relation avec le thérapeute), de pouvoir comparer la façon avec laquelle le patient vit son expérience avec ce qui semble se passer d’un point de vue objectif. À mesure que nous apprenons à connaître les patients, nous découvrons que ceux-ci sentent le besoin d’éprouver les autres, souvent incluant leur thérapeute, comme personnifiant la partie opposée de la dyade. En somme, la façon avec laquelle le patient ressent l’autre est aussi divisée, clivée et irréaliste que l’est son expérience de soi.

L’autre critère du TPL tend à découler de cette description des clivages dans la représentation de soi et de l’autre. Lorsqu’une personne vit avec un besoin d’éviter certaines expériences de soi (positives ou négatives, d’amour ou de haine), parce que cette représentation de soi est trop menaçante, ou peut-être trop excitante, il en résulte un sentiment d’instabilité et d’incomplétude à mesure que l’expérience de soi change à travers différentes situations interpersonnelles. En effet, les personnes TPL décrivent une impression subjective d’instabilité, de vide et de confusion interne. Les autres en arrivent alors à jouer un rôle important, bien qu’irréaliste, dans la vie de l’individu TPL. Ils ne sont pas simplement des amis avec qui partager des expériences mais des assistants cruciaux dans la régulation de soi de l’individu (quoiqu’ils ne soient habituellement pas au courant d’avoir été placés dans ce rôle). Par exemple, si un individu éprouve le besoin de se voir comme étant intelligent ou populaire et choisit des personnes « complices » aidant à lui refléter ce sentiment, il a alors également besoin de contrôler soigneusement ses interactions : il ne peut se permettre que les autres paraissent plus intelligents ou plus intéressants qu’il ne l’est parce qu’il devrait alors prendre conscience de son sentiment d’être inadéquat. De la même façon, une personne ne peut se permettre que l’autre la quitte parce qu’elle se retrouve alors seule pour faire face à son expérience très négative d’elle-même. Dans un troisième exemple, si un individu ne peut tolérer ses propres tendances à être critique, méprisant et hostile, on peut penser qu’elle verra fréquemment ces mêmes tendances chez les autres et éprouvera ceux-ci comme des personnes cruelles, colériques et qui la critiquent, les accusant même parfois d’être ainsi.

Bien que ce processus n’opère pas de façon consciente chez les individus avec un trouble de personnalité, il est facile d’imaginer les tendances que cette façon de vivre le soi et le monde induisent dans les relations interpersonnelles d’un individu. Il devient également possible de voir comment certains des autres critères du TPL découlent logiquement de cette situation, notamment les relations interpersonnelles intenses et instables, la propension à des accès de colère intenses et inappropriés, les peurs d’être abandonné et, on peut l’imaginer, l’impulsivité, les sentiments suicidaires passagers et les comportements parasuicidaires qui résultent de l’échec des autres à assumer les rôles que la personne TPL leur a inconsciemment assignés, ou lorsque les autres rejettent ou quittent réellement la personne avec un mélange de sentiments de confusion, d’exaspération, de colère ou de frustration.

Cette compréhension du trouble de personnalité limite et des autres troubles sévères de la personnalité a mené au développement de la Transference-Focused Psychotherapy (TFP) ou Psychothérapie Focalisée sur le Transfert, qui est décrite dans une autre section de ce site.